Le contexte gnostique du premier écrit de de Plotin,

Traité 1  [I, 6], Sur la Beauté

 Zeke MAZUR

Présentation

Parmi les écrits de Plotin, les traces de sa rencontre avec les gnostiques ne sont pas limitées au contexte explicitement polémique du Großschrift, mais elle commence à être perceptible dès sa première œuvre (le traité 1 [I,6], Peri tou kalou). Dans ce traité, Plotin emprunt tacitement plusieurs concepts et images gnostiques d’une manière assez positive, au même temps qu’il essaie de distinguer nettement sa propre position vis–à–vis celle des gnostiques. Néanmoins, le contexte essentiellement gnostique du traité reste entièrement sous–textuelle, voilé sous une épaisse couche de langage qui paraît, au moins à première vue, purement ‘hellénique’ et platonicien, tiré surtout du Banquet et du Phèdre : une dissimulation plotinienne qui résulte peut–être d’un curieux embarras à l’égard de ses anciens amis gnostiques (33 [II,9].10.3–5). Cet aperçu supporte l’hypothèse que la relation entre la pensée gnostique et celle de Plotin–– même dans sa jeunesse–– était plus étroite qu’on pensait auparavant, et certainement plus étroite qu’il aurait admis lui–même.

Quelques indications, parmi d’autres, du contexte gnostique du traité :

[a] L’argument principal du traité. Cet argument–– que la beauté constitue un lien inexorable, naturel, et dynamique entre les objets sensibles d’en bas et leurs Formes intelligibles d’en haut, une position qui revalorise la divinité et permanence du cosmos et qui, suivant le Banquet, fournit une moyenne d’ascension au Premier principe–– vise la position typiquement gnostique d’une séparation totale entre les niveaux de la hiérarchie ontologique et spirituelle, et attaque le soupçon gnostique de la beauté terrestre comme produit inférieure et seulement ‘mimétique,’ sans vrai lien avec le divin. Plotin reprend plusieurs éléments du même argument à l’égard de la beauté plus tard dans le Großschrift (par exemple, à 31 [V,8] 1–3 et 33 [II,9] 16) dans un contexte explicitement antignostique.

[b] Une des seules mentions explicites par Plotin de la triade noétique–– connue aussi par les séthiens platonisants–– avant le Grosßschrift. Il est significatif que l’on trouve (à 1 [I,6] 7.11–12) les trois éléments de la célèbre triade ensemble, déjà cristallisée en formule, mais dans ses deux ordres possibles (…καὶ ἔστι καὶ ζῇ καὶ νοεῖ· ζωῆς γὰρ αἴτιος καὶ νοῦ καὶ τοῦ εἶναι). La seconde triade (“de la Vie et l’Intellect et de l’Être”) suit (en ascendant) l’ordre des hypostases (Être–Intellect–Vie), mais le premier (“…et existe et vie et pense”) suit (en descendant) l’ordre des principes inter–hypostatiques (Intellect–Vie–Être) qui répresente le trajét par lequel l’aspirant essaie de surmonter l’Intellect pour arriver à la vision ultime du Premier principe (voir, par example, L’Allogène 60–61). On peut donc constater qu’il n’y a pas de développement progressif de la triade au long de l’œuvre de Plotin (et non plus que ce soit une invention porphyrienne), car on la trouve dans une forme presque formulaire–– et, comme chez les séthiens, dans un contexte contemplatif ou visionnaire–– dès son premier écrit. Cela suggère en plus qu’elle était déjà connue comme formule avant que Plotin ait commencé à écrire (et supporte l’hypothèse de Turner que les platoniciens l’ont emprunté des séthiens et non l’envers).

[c] L’emploie (ch. 9) de l’image de la vision intérieure du ‘Soi transcendent’ au moment pénultième de l’ascension visionnaire vers l’union avec l’Un. Cet image–– la vision éblouissante de soi–même comme eikôn de la divinité–– provient des gnostiques (comme j’ai essayé de montrer dans ma thèse doctorale), et il se répète plusieurs fois à travers l’œuvre de Plotin : par exemple, à 6 [IV,8] 1.1–11; 9 [VI,9] 9.46–60, 11.35–45; 31 [V,8] 11.1–19; 32 [V,5] 7.31–8.23. On le trouve déjà cristallisé ici dans son premier écrit.

[d] Le curieux reniement (à 1 [I,6] 9.24) du besoin d’un “guide” (deiknus) au moment où l’on est devenu “l’oeil qui voit le grand Beauté.” Ceci répond directement aux séthiens (par exemple Zostrien 46.27–31) qui imagine que les dernières étapes de l’ascension s’effectuent avec un “assistant” (boêthos) ou guide angélique (qui pourrait être aussi bien imaginé comme un principe ou tupos du Divin à l’intérieur de soi–même).

[e] Enfin, “l’œil” lui–même (1 [I,6].9.25) est un topos séthien (voir, par exemple, Zostrien 13.4–6, 30.4–6, Proténnoia Trimorphe 38.5, etc.), chez qui il représente une faculté intérieure–– parfois assimilé au archétype de l’humanité, l’Adam spirituel, appelé “Pigeradama[s]”–– qui préserve une étincelle de la lumière du premier moment onto–génétique, le moment où le deuxième principe se déploie comme l’auto–réflexion du Premier qui s’aperçoit dans sa propre eau lumineuse. Chez les gnostiques comme chez Plotin, seule ce morceau de la vision primordiale au noyau des humains nous permet d’obtenir la vision ou assimilation ultime (par exemple, voir L’Allogène 64.30–36: “Il [l’aspirant] était aveugle sans l’Œil de la Manifestion, qui est stable, celui qui provient de l’activité du Triple Puissant de la Première Manifestation de l’Ésprit Invisible”.

(Texte fourni par l’auteur)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *